Repenser la pédagogie tout en repensant l’espace, c’est cette double entrée que Vincent Faillet explore dans ses classes depuis plusieurs années avec la classe mutuelle, et qu’il partage avec les enseignants dans cet ouvrage. Avec cet extrait, vous découvrirez qu’à travers le jeu, vous pouvez, vous aussi, expérimenter de nouvelles formes de pédagogie, afin de favoriser le travail en groupe de vos élèves.

Remodeler sa salle de classe et sa pédagogie, des idées pour faire évoluer la forme scolaire de Vincent Faillet – Éditions Réseau Canopé – Collection AGIR 2019 – 148 pages – ISBN 978-2-240-05215-5 (existe en version print et numérique)

Professeur agrégé en lycée, Vincent Faillet est aussi doctorant en sciences de l’éducation à l’université Paris-Descartes. Il développe sa conception de la forme scolaire au travers de son site internet, www.vincentfaillet.fr, qui héberge notamment un forum dédié à la classe mutuelle.

L’apprentissage par le jeu est un concept pédagogique qui résulte de la ludification, c’est-à-dire de l’introduction des mécanismes du jeu dans un espace, un temps et une activité réputés non ludiques. Dans le design éducatif, le lieu c’est celui de la salle de classe, le temps celui de la leçon et l’activité celle de l’apprentissage. Jouer pour apprendre, telle est la philosophie de la ludification au service de l’éducation. Et cela n’est pas nouveau.

Ainsi peut-on lire dans Les Lois, livre premier, qui est le dernier des dialogues du philosophe Platon : « En un mot, il faut qu’au moyen des jeux [le maître] tourne le goût et l’inclination de l’enfant vers le but qu’il doit atteindre pour remplir sa destinée. Je définis donc l’éducation une discipline bien entendue, qui, par voie d’amusement, conduit l’âme d’un enfant à aimer ce qui, lorsqu’il sera devenu grand, doit le rendre accompli dans le genre qu’il a embrassé. » Une idée qui va traverser les siècles avec plus ou moins de succès.

Guère en odeur de sainteté au Moyen Âge, le jeu pédagogique va ressusciter à la Renaissance. Ainsi, Rabelais fait-il apprendre les mathématiques à Gargantua en 1534, au travers de méthodes attrayantes, « par récréation et amusement » ; Gargantua s’instruit à l’aide de cartes, « des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles, lesquels découlaient tous de l’arithmétique ». Des cartes à jouer éducatives ? C’est très précisément l’idée de Thomas Murner, un cordelier alsacien, qui fait éditer vers 1507 des jeux de 52 cartes en couleurs pour enseigner la philosophie et le droit romain aux étudiants des universités de Cracovie et de Fribourg. Les progrès des élèves sont tels que l’on soupçonne Thomas Murner de magie ! Montaigne, quant à lui, considère que « les jeux des enfants ne sont pas des jeux, et les faut juger en eux comme leurs plus sérieuses actions ».

Et c’est très sérieusement et naturellement qu’au XVIIe siècle, le jeune Louis XIV apprendra, sur recommandation de Mazarin, l’histoire et la géographie au travers d’une série de jeux de 52 cartes pédagogiques produite à son intention.

Toujours durant le Grand Siècle, un jeu de parcours se popularise, c’est le célèbre jeu de l’oie dont les versions pédagogiques vont rapidement faire florès pour apprendre, à coups de dés et de jetons, la religion, l’histoire, la géographie, la grammaire, la morale, l’héraldique, etc. Le philosophe anglais John Locke propose en 1693, dans son traité Quelques pensées sur l’éducation, la fabrication d’une boule d’ivoire à 32 faces qui pourrait contenir les 26 lettres de l’alphabet afin de rendre l’apprentissage de la lecture ludique. Un traité qui, plus largement, influencera toute l’Europe du siècle des Lumières.

La fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle voient l’avènement du courant de l’Éducation nouvelle, dont une composante démocratise le concept du jeu pédagogique ; c’est notamment le cas des travaux de Maria Montessori et d’Ovide Decroly. Cependant, Célestin Freinet montre des réserves quant aux principes du « jeu-travail » – le jeu pédagogique conduit à un travail d’apprentissage –, lui préférant le « travail-jeu » – le travail doit être aussi naturel que le jeu pour l’enfant. Le jeu devient « sérieux ».

Le XXe siècle apporte également une caution scientifique au jeu dans le domaine de l’éducation. De très nombreuses recherches ont validé les effets positifs du jeu – dans toutes ses acceptions – sur l’apprentissage.

Citons par exemple les travaux des chercheurs Louise Sauvé, Lise Renaud et Mathieu Gauvin qui ont procédé en 2007 à une recension de nombreux articles scientifiques traitant des impacts du jeu sur les apprentissages. Leur recherche met en évidence que le jeu favorise :

Le développement d’habiletés de collaboration et coopération, de communication et de relations humaines.

La motivation à l’apprentissage et soutient positivement l’estime et la confiance en soi, l’engagement, le désir de persévérer et d’accomplir une tâche.

Le développement d’habiletés en résolution de problèmes.

La structuration des connaissances, encourage le renforcement de connaissances spécifiques à une matière donnée, et facilite la construction et l’organisation de schémas et de représentations chez les apprenants.

L’intégration de l’information en développant la capacité à établir des liens, à transposer des connaissances acquises dans d’autres contextes de manière intuitive ou non.

Le jeu et la forme préscolaire

Il convient ici de faire une mise au point sur le terme de « jeu », dont l’acception diffère selon la situation. Gilles Brougère, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, propose de circonscrire les frontières du jeu à l’aide de cinq critères :

  1. Le second degré qui donne à l’activité sa signification ludique, son caractère fictif qui renvoie aux différentes modalités du faire-semblant. On comprend dès lors que ce n’est pas le contenu de l’activité qui fait le jeu mais sa forme.
  2. La décision, celle de débuter ou de terminer le jeu, mais aussi toute la suite de décisions opératoires qui organisent le jeu.
  3. La règle qui structure l’activité ludique, qu’elle soit imposée, négociée ou construite en cours de jeu.
  4. La frivolité qui fait du jeu une activité gratuite et sans conséquence.
  5. L’incertitude, car l’issue d’un jeu est par essence incertaine.

La forme scolaire réserve traditionnellement une place au jeu, c’est le moment de la récréation. Un « temps-exutoire » qui est en opposition avec le « temps-classe », celui de l’apprentissage. La récréation, « le moment où l’on n’apprend pas ». Selon Gilles Brougère, « intégrer le jeu dans le curriculum, considérer qu’il peut être le contexte de l’apprentissage, qu’en jouant on apprend, qu’il ne s’agit pas là de défoulement ou de ruse pour tromper l’enfant, mais d’une activité qui a sa place en tant que telle, c’est une façon de rompre avec la forme scolaire au profit d’une forme préscolaire ».

Cette forme préscolaire est souvent « le résultat d’une association entre forme ludique et forme éducative. Le jeu a toute sa place, mais sous réserve d’afficher de façon explicite, didactisable, sa dimension éducative. Cela peut aller de la valorisation de certains jeux pour leur supposé intérêt éducatif à l’hybridation, la construction de mixtes entre forme ludique et forme éducative, que cela soit en transformant un jeu pour lui donner une dimension éducative affirmée, ou en ludicisant des exercices à visée éducative ».

Ce sont les cartes de Gargantua pour apprendre les mathématiques, le jeu de l’oie éducatif ou encore la boule en ivoire de John Locke pour mémoriser l’alphabet. De nos jours, le plus difficile est encore d’oser franchir le Rubik’s Cube, tant la place du jeu à l’école est fragile en France – pas à l’école maternelle, mais après, au fur et à mesure que les années d’apprentissage passent.

Le jeu est usité en école maternelle, ainsi qu’en primaire, et je suis convaincu qu’il a toute sa place dans l’enseignement secondaire.

Vincent Faillet

Et c’est souvent la frivolité du jeu qui est bloquante pour les adultes, pas pour les élèves-joueurs, au contraire, car la minimisation des conséquences participe au plaisir. Il faut, à mon sens, parfois oser transgresser la forme scolaire par le jeu éducatif en classe, et si des reproches se font jour, il est toujours possible de citer Platon, Rabelais, Montaigne, Mazarin, Locke, Montessori, Decroly, et bien d’autres encore…

La règle du jeu

Le jeu est particulièrement intéressant en début d’année scolaire pour souder le groupe-classe et faire émerger des synergies. C’est une façon décalée de débuter l’année. Mais le jeu est aussi un support de choix pour l’enseignant qui souhaite sensibiliser ses élèves à la collaboration ou à la coopération.

Une règle essentielle est à respecter, celle d’afficher au jeu sa dimension éducative de façon explicite. Ne pas le faire serait prendre le risque de mettre en œuvre une « pédagogie invisible ».

Stéphane Bonnéry, chercheur en sciences de l’éducation, illustre ce risque au travers de l’exemple d’Amidou, un élève de 6e amené à réaliser une activité en géographie.

L’objectif visible de cette activité est de colorier des zones d’une carte géographique à l’aide de couleurs différentes, l’objectif invisible – pédagogique – est de symboliser les reliefs à l’aide d’un code de couleurs : « Amidou est en cours de géographie et c’est la première fois de l’année qu’ils font une carte de géographie. Il s’agit d’apprendre à réaliser une carte en respectant un code de couleurs en fonction des reliefs – les plaines sont en vert et les montagnes en marron. Pendant toute la séance, l’enseignante essaie d’attirer l’attention des élèves sur ce code. Elle dit et redit : “Quand il y a plus de 1 000 mètres, on utilise le marron le plus foncé” ; “Si c’est moins élevé, c’est moins foncé”, etc. Amidou lui, agit comme à l’école élémentaire : il cherche à bien colorier, “à faire juste”. Il a, depuis le début de sa scolarité, développé une façon de faire que l’on observe souvent dans des classes d’établissements populaires : seul le résultat compte. Ainsi, avec d’autres élèves, il va harceler l’enseignante : “Madame, cette zone-là, c’est vert ?”. Et l’enseignante répond : “Mais non, je l’ai dit deux cents fois, c’est le marron le plus foncé parce que…”. Mais, quand elle explique pourquoi c’est le marron le plus foncé, Amidou et d’autres, n’entendent que le nom de la couleur et, tandis qu’elle donne les explications, ils se contentent de colorier, sans essayer de comprendre. Pour Amidou, il est évident qu’il est là pour “faire le travail”, c’est-à-dire pour appliquer des consignes. Il n’imagine pas que cette tâche vise des contenus de savoir : la notion de relief, le codage d’une carte. À l’inverse, pour un enseignant – qui a été un bon élève – il est très compliqué de comprendre ce que les élèves ne comprennent pas, surtout quand le résultat est correct. Car, à la fin de la séance, Amidou a effectivement bien colorié sa carte. Mais il n’a pas compris pourquoi c’est exact . »

Il est essentiel que l’enseignant explicite et s’assure de la bonne compréhension de l’objectif pédagogique des activités qu’il donne. Dans cet exemple, Amidou ne saisit pas l’objectif invisible, il n’apprendra rien (hormis peut-être à améliorer sa technique de coloriage), peut-être ne comprendra-t-il même pas ce qu’est une carte, ni ses attendus, à l’inverse de celui qui a compris la logique sous-jacente.

Un exemple d’activité à mener avec vos élèves

Le jeu qui suit est un des exemples d’activités « brise-glace » – icebreakers – conçues pour favoriser l’esprit d’équipe et la communication en groupe (Dans la version complète du livre, retrouvez 20 exemples de jeux pour préparer le travail de groupe ou introduire la collaboration et la coopération en classe).

Chacun porte un ou plusieurs enseignements pédagogiques qu’il faudra savoir discuter et expliciter lors d’un bilan réalisé à l’issue du jeu en sondant les participants : comment avez-vous vécu le jeu ? Qu’est-ce qui a fonctionné ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Qu’avez-vous observé ? Quelle stratégie avez-vous utilisée pour décider de ce que le groupe allait faire ? Comment le groupe a-t-il géré le jeu ? Y-a-t-il eu des leaders qui ont émergé, des suiveurs, des personnes passives ? Quels enseignements tirer de ce jeu ? Peut-on appliquer ces enseignements au travail en classe ? Dans l’affirmative, comment les appliquer ?

Ces jeux permettent ainsi d’aborder les thématiques de la gestion de groupe, du travail d’équipe, de l’esprit d’équipe, du bruit en classe, de l’importance du corps et du mouvement en classe, de la collaboration/coopération vs la compétition, etc.

Certains jeux se jouent à quelques participants seulement, il est donc possible de constituer plusieurs groupes. Toutefois, il n’est pas gênant que toute la classe ne participe pas à un jeu, car la position externe d’observateur est aussi très instructive et peut être exploitée lors du bilan. Il faut cependant veiller à ce que tout le monde puisse participer à tour de rôle. Ces jeux peuvent être utilisés toute l’année, mais ils sont particulièrement pertinents au moment de la rentrée des classes, justement pour briser la glace et engager la réflexion sur d’autres façons de travailler qu’il sera possible d’explorer en cours.

Je préconise que les enseignants se regroupent à plusieurs avec leurs élèves, c’est plus convivial et plus facile pour débuter !

Jeu bâton d'hélium

MOTS-CLÉS

collaboration – entraide – coordination – écoute – recherche de solutions – communication

PRINCIPE

Les participants doivent tous ensemble poser le plus rapidement possible à terre un bâton, en le maintenant toujours à l’horizontale, et en utilisant uniquement leurs deux index. Cela a l’air facile, n’est-ce pas ? Et pourtant…

ORGANISATION

  • Utiliser un bâton (bambou, manche à balai, tige ou autre), ou encore la règle jaune d’un mètre présente dans bien des classes. La longueur du bâton ou de la règle limitera le nombre de participants. Avec la règle d’un mètre, il est possible de faire intervenir 6 à 8 participants.
  • Diviser les participants en deux groupes et les placer en deux rangées qui se font face.
  • Inviter les participants à mettre leurs mains en avant et à pointer leurs index vers la personne qui se trouve en face d’eux. Puis leur demander d’ajuster la distance entre les rangées afin que tous les index soient côte à côte et alignés.
  • Mettre en place le bâton sur les index des participants. Ces derniers doivent parvenir à amener le bâton au sol en se baissant progressivement et de manière coordonnée. Et ce n’est pas facile, il est fort probable que le bâton monte, monte…
  • Attention, le bâton doit rester horizontal, et les index de l’ensemble des participants doivent absolument rester en contact avec le bâton jusqu’à la fin du mouvement. Dans le cas contraire, il faut recommencer depuis le début !
  • Il est interdit d’attraper, de pincer ou de retenir le bâton, qui doit rester posé sur les index.

EXPLOITATION DU JEU

Ce jeu met en exergue l’importance de la coordination de groupe pour atteindre un objectif.

Il suffit qu’un des membres du groupe pousse un peu trop sur le bâton pour que cela impulse un mouvement ascendant, car les autres suivent et amplifient le mouvement afin de rester en contact avec le bâton. Ainsi, le bâton monte lorsque c’est l’objectif individuel – il faut conserver un contact entre le bâton et le doigt – qui prime sur l’objectif collectif – il faut que le bâton descende.

La prise de conscience du collectif est nécessaire pour réussir cet exercice très révélateur.

C’est un peu la même logique pour le bruit en classe : dans le cas d’une conception individualiste, il suffit que quelques élèves haussent le ton lors d’une activité pour que les autres en fassent de même, et ainsi de suite.

En revanche, lorsque le niveau sonore rappelle à chacun l’existence du groupe, alors des mécanismes d’autorégulation conduisent souvent à la réduction intrinsèque du bruit. Le bruit et l’agitation ne facilitent guère la collaboration, pas plus en classe que dans ce jeu.

Quand le groupe se pose, réfléchit ensemble et expérimente dans le silence – en un mot : existe –, alors l’objectif peut être atteint, et le bâton peut descendre…

« Ce jeu fait partie de mes favoris, tant en cours qu’en formation. Point de férule dans nos classes ! En revanche, pour ma part, j’ai toujours un long bâton à portée de main, et dès que je constate qu’un groupe dysfonctionne, je le rassemble pour soixante secondes de « bâton d’hélium ». Effet garanti ! »


Comment les enseignants évaluent-ils les raisons de l’échec ou de la réussite de leurs élèves ? Une grande enquête leur donne la parole, et le rôle de la famille y apparaît comme essentiel.

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