Pourquoi les EPI (mis en place au collège dès la prochaine rentrée) et plus généralement l’interdisciplinarité font-ils peur ? Peut-il s’agir d’une pratique pédagogique efficace ? Des éléments de réponse proposés par Jean-Louis Auduc, ancien directeur des études d’un IUFM et auteur de nombreux ouvrages sur le système éducatif.

Dans le cadre de la réforme du collège de 2016, sans que personne ne fasse allusion aux expériences précédentes, ont été proposés les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) qui sont un quasi « copié-collé » au niveau des problématiques posées et des thèmes proposés des projets de 1986.

Il y a trente ans en effet, avait été décidée par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, la mise en place à la rentrée 1986 des «thèmes transversaux». Il s’agissait de proposer aux élèves des collèges «de réfléchir et d’adopter une attitude active face aux grands problèmes contemporains, en mobilisant les connaissances acquises dans les différentes disciplines et les faisant converger sur l’étude d’un thème d’actualité».

Six thèmes avaient été choisis :

la consommation,

le développement,

l’environnement et le patrimoine,

l’information,

la sécurité,

la santé et la vie.

Pour chacun de ces thèmes, un document avait été publié sous la responsabilité de l’Inspecteur général Georges Laforest, présentant une quarantaine d’entrées possibles avec pour chacune des entrées la liste des disciplines susceptibles d’être concernées.
L’alternance politique (1986-1988) mit fin aux «thèmes transversaux».

D’autres essais furent tentés dans ce domaine : au collège les «itinéraires de découverte» (IDD) dans les années 2000, et au lycée professionnel les défunts «projets pluridisciplinaires à caractère professionnel» (PPCP). Des expériences dont le bilan n’a malheureusement jamais été fait.

Dans le lycée général actuel, les «enseignements d’exploration», l’«accompagnement personnalisé» ou les «travaux pratiques encadrés» (TPE) ont également été mis en œuvre dans cet esprit.

Le ministère de l’Éducation nationale a ainsi déclaré au printemps 2015 : «Pour mieux s’approprier des savoirs abstraits, les élèves bénéficieront d’enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI). Ils permettront aux élèves de comprendre le sens de leurs apprentissages en les croisant, en les contextualisant et en les utilisant pour réaliser des projets collectifs concrets.

Ces projets qui concernent les classes du cycle 4 (5e, 4e, 3e) s’inscriront dans l’un des huit nouveaux thèmes de travail correspondant aux enjeux du monde actuel :

développement durable ;

sciences et société ;

corps, santé et sécurité ;

information, communication, citoyenneté ;

culture et création artistiques ;

monde économique et professionnel ;

langues et cultures de l’Antiquité ;

langues et cultures régionales et étrangères.

Les élèves travailleront sur au moins deux thèmes chaque année.»

Au vu des débats passionnés qui se déroulent dans les établissements scolaires, on peut légitimement se poser deux questions :

• Pourquoi n’avoir pas inscrit les EPI dans la continuité des réflexions du système éducatif sur les points de rencontres entre les disciplines et n’avoir pas diffusé les documents de l’IG Laforest de 1986 pour montrer les thématiques possibles entre disciplines ?

S’agit-il pour l’actuel ministère d’une ignorance des projets précédents (un clou chassant l’autre) ? S’agit-il pour les rédacteurs des EPI de se montrer à tout prix «innovateurs» au risque d’inquiéter les professionnels du secteur ?

La similitude de la rédaction du texte de 1986 et celui de 2015 me font pencher pour la seconde hypothèse. Le concept d’«innovation pédagogique» empêchant souvent les rédacteurs de textes de s’inscrire dans la durée.

Pourtant quand je lis dans les documents d’accompagnement pédagogique de 1986, la fiche «La mer et le littoral» croisant ce qui existe dans les programmes de collège de Français, d’Histoire-Géographie, de Sciences de la vie et de la terre et d’Arts plastiques, je ne peux que regretter qu’elle n’ait pas été diffusée en 2015 pour montrer ce qu’il est possible de faire en interdisciplinarité.

• Pourquoi cette peur des enseignants par rapport aux démarches interdisciplinaires ?

Je pense que cela tient à différents facteurs :

L’identité professionnelle de l’enseignant se construit dans le second degré autour de sa discipline d’exercice.

On devient professeur d’histoire, de mathématiques, parce que l’on a étudié l’histoire, les mathématiques à l’université. Les mariages entre disciplines datent du début du XIXe siècle (histoire-géographie, physique- chimie) et sont souvent spécifiques à la France.

Les associations professionnelles extrêmement représentatives, au-delà des syndicats, sont les associations disciplinaires : Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG), Union des physiciens, etc.

La référence à la discipline relève de la construction d’une culture d’enseignement dans laquelle les professeurs de l’enseignement secondaire puisent la définition de leur identité professionnelle.

Une activité interdisciplinaire peut entraîner des mises en cause des compétences d’un enseignant et de ce qui forge son identité et ce, d’autant plus qu’aucune démarche interdisciplinaire n’est validée dans les concours de recrutement du second degré qui marquent l’entrée dans le métier.

Si l’actuelle ministre de l’Éducation nationale avait voulu donner du sens aux EPI, elle aurait dû faire en sorte que les épreuves des concours de recrutement d’enseignants du 2nd degré sortent de leur splendide isolement disciplinaire pour réfléchir aux thèmes communs avec d’autres disciplines. L’Université y aurait-elle été prête ?

La situation n’a sans doute pas beaucoup changé par rapport à 1999 où, raconte Didier Dacunha-Castelle, président du premier Conseil national des programmes, il avait organisé un séminaire avec des scientifiques éminents et universitaires responsables des groupes techniques concernant l’ensemble des sciences :

«Il fallut cette réunion pour qu’ils s’aperçoivent que les programmes des sciences de la Terre et de l’Univers et ceux de physique avaient des intersections importantes qui pouvaient être transformées en autant d’interfaces afin d’éviter les redites et de mieux lier entre
elles les disciplines. C’est qu’aucun d’entre eux ne lisait jamais un manuel de l’autre discipline.»

On a vu également un philosophe et un historien faire un rapport sur l’«enseignement laïque du fait religieux» en ne citant jamais des disciplines comme les Arts plastiques ou l’Éducation musicale…

Soyons clair : il ne peut pas y avoir d’interdisciplinarité sans disciplinarité.

La réflexion sur l’interdisciplinarité n’a de sens que dans un contexte disciplinaire et présuppose l’existence d’au moins deux disciplines de référence.

Tout discours sur le dépassement, voire la disparition des disciplines doit nous inquiéter, car bien loin de susciter la motivation des élèves et de développer leur esprit critique, de tels discours visent souvent à réduire l’éducation scolaire à une vision purement utilitaire préparant à se mouler dans la société telle qu’elle est : «Cette conception a pour effet d’occulter les disciplines, de les délayer et de les réduire à de simples adjuvants.»

Les enseignants s’interrogent également sur l’efficacité des démarches interdisciplinaires.

Améliorent-elles la réussite des jeunes ? Qu’apprend-on vraiment dans ces projets ? Comment le vérifier ? Qu’est-ce qu’une compétence transversale ? Quels sont les acquis pour chaque enseignement des travaux interdisciplinaires, au-delà des bénéfices éventuels en termes de socialisation et de culture générale ? Autant de questions qui font l’objet de controverses chez les chercheurs.
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QUELQUES POINTS D’APPUI POUR TRAVAILLER EN INTERDISCIPLINARITÉ

L’interdisciplinarité doit être conçue comme un moyen d’apprentissage et non une finalité. La finalité doit toujours être l’intégration des processus d’apprentissage et l’intégration des savoirs qui en résultent.

Toute démarche d’interdisciplinarité implique donc la mise en place de démarches propres à chaque discipline et non l’imposition de l’extérieur de démarches plaquées sans relation avec les disciplines concernées.

Cela implique de considérer chaque discipline dans sa spécificité complémentaire par rapport aux autres. Comme le dit Yves Lenoir :

«Il est des disciplines dont la fonction première est d’assurer la construction du savoir (les disciplines relevant des sciences humaines et sociales et des sciences), d’autres dont la fonction essentielle (un savoir-faire) est d’exprimer ce savoir (les mathématiques, les langues) et d’autres qui visent prioritairement à favoriser la mise en relation (un savoir-être) avec la réalité (l’éducation civique, l’éducation civique et morale, la technologie).

Pour toutes ces disciplines qui adoptent des démarches à caractère scientifique, on ne peut les penser sans ajouter que chacune d’entre elles ne peut se concevoir sans y associer, selon les cas, des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. Enfin, les différentes disciplines artistiques ont cette particularité d’assurer à la fois la conception de la réalité, son expression et la mise en relation avec elle à partir d’une approche esthétique.»

DÉVELOPPER DES COMPÉTENCES DE COOPÉRATION ENTRE ENSEIGNANTS

Des pratiques interdisciplinaires imposent la nécessité que les enseignants sachent travailler ensemble, disposent d’une méthodologie du travail en équipes, ce qui relève de la formation et de l’accompagnement. Travailler en équipe de façon solide et durable demande la mise en place préalable d’un contexte.

Pour se développer, des activités en équipe doivent s’insérer dans un établissement où la notion de communauté éducative ne relève pas du slogan mais d’une pratique, où les enseignants se sentent soutenus et non pas en permanence évalués, ce qui relève du pilotage de l’établissement et de son climat.

Un enseignant peut se sentir en capacité d’oser prendre des risques pour adapter son enseignement aux réalités du terrain, mieux mettre les élèves en situation d’apprentissage et leur permettre de construire leur réussite s’il se sent pleinement soutenu et si on lui reconnaît le droit à l’erreur et de pouvoir mettre en cause tel ou tel dispositif dont il jugerait, collectivement ou individuellement, qu’ils n’apportent pas à leurs élèves des bénéfices en termes cognitifs.

EN GUISE DE CONCLUSION

L’interdisciplinarité scolaire ne peut en aucun cas devenir une fin en elle-même. Sa seule finalité est de faciliter l’acquisition par les élèves des savoirs, savoir-faire et savoir-être.

L’interdisciplinarité, c’est donc la mise en relation de deux ou plusieurs disciplines scolaires qui conduit à l’établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d’interpénétrations ou d’actions réciproques entre elles sous divers aspects (objets d’études, concepts et notions, démarches d’apprentissage…).

Ces interactions visent à favoriser l’intégration des processus d’apprentissage et des savoirs chez les élèves : «Recourir à l’interdisciplinarité à l’école, c’est introduire des conditions jugées favorables à la mise en œuvre de processus intégrateurs de la part des élèves en faisant appel à divers angles d’approche disciplinaires interreliés. Car ce n’est pas l’enseignant qui doit intégrer, mais bien les élèves.»


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