Pour aider les enseignants à intervenir auprès de leurs élèves contre le harcèlement scolaire, Emmanuelle Piquet leur propose un virage à 180° : les leçons de morale, punitions, discours moralisateurs n’ayant souvent aucun impact, sa méthode consiste à aider les enfants en souffrance, victimes de violence, à mettre en œuvre des parades pour le harcèlement s’arrête. En étant à côté d’eux, pas entre eux et le monde.
HISTOIRE D’ÉLÈVE : ALYSÉE ET L’ORAL
Un virage à 180°, c’est ce qu’a courageusement pris Benjamin, professeur en lycée, dont une des élèves, Alysée, refuse catégoriquement de passer à l’oral.
Dans un souci d’équité, et après lui avoir laissé le temps de chercher des solutions, il la sanctionne par les notes. Mais il constate qu’Alysée est de plus en plus recroquevillée, de plus en plus en souffrance et, lors d’une séance de supervision de pratique avec l’auteur, se demande comment l’aider.
« Depuis que je lui ai mis zéro, la relation entre nous est complètement dégradée, elle fuit mon regard, elle est moins appliquée à l’écrit et elle refuse toujours de passer à l’oral. Et surtout, depuis un mois, elle est très souvent absente ou à l’infirmerie.
− Elle a exactement le même comportement dans toutes les matières ?
− Oui, absolument identique avec tous mes collègues. Certains laissent passer, d’autres mettent zéro comme moi… J’ai peut-être eu tort ; en tout cas, je ne l’ai pas aidée, c’est sûr, ni par rapport au fait de passer à l’oral, ni de façon générale sur ses apprentissages… Et puis je suis inquiet parce que les quelques fois où un de mes élèves a commencé à être très absent psychiquement puis physiquement, ça s’est terminé en phobie scolaire. Là, je me sentirais vraiment coupable si ça arrive et j’ai franchement un mauvais pressentiment.
− Je comprends et tu as raison, les phobies scolaires présentent souvent ces signes avant-coureurs. C’est une situation difficile parce qu’évidemment, tu as été tout à fait patient et compréhensif, tu l’as prévenue, tu as tenu ton engagement… Il y a une seule chose peut-être que tu n’as pas faite au préalable, c’est de lui demander de quoi elle a peur exactement. Enfin, pour être parfaitement précise, je pense qu’il faudrait lui poser de cette façon-là : « Que pourrait-il arriver de si épouvantable si tu passais à l’oral ? »
− Franchement, pas grand-chose. Même si elle se plante, le simple fait qu’elle ait eu le courage de s’exprimer en public lui vaudra des encouragements de ma part et de celle de mes collègues.
− Oui, de la part des enseignants sans aucun doute. Pour le reste de l’assemblée, on ne sait pas. Les peurs adolescentes, notamment relationnelles — et dans le cas d’Alysée, j’ai l’intuition qu’il s’agit bien de ça — sont souvent à ce point submergeantes qu’elles peuvent en effet mettre à mal toute une scolarité.
Et le problème avec les peurs, c’est que plus on essaie d’éviter de les ressentir, plus on tente d’échapper aux situations qui les suscitent, plus on tente de contrôler les symptômes qui les accompagnent et plus elles grossissent et nous empêchent de faire les choses que nous aurions pourtant envie de faire. Il convient donc de les apprivoiser pour les apaiser.
Mais pour cela, il faut d’abord les identifier précisément et les regarder en face, au moins en pensée. Je te propose donc, si cela te paraît possible, de dire à Alysée la chose suivante :
« Je m’en veux beaucoup, parce que j’ai l’impression que je ne t’ai pas du tout aidée face à ce problème de peur de l’oral. J’ai même l’impression qu’en voulant être le plus juste possible, je t’ai mise dans une situation sans issue, parce que les deux voies qui s’ouvrent à toi sont horribles ; soit tu refuses de passer à l’oral et tu es sanctionnée, soit tu acceptes et là, il peut se passer des choses très ennuyeuses pour toi. Et je ne t’ai pas demandé une chose fondamentale pour pouvoir éventuellement t’aider : que pourrait-il t’arriver de si épouvantable si tu passais à l’oral ? »
Ce qui est fondamental à ce moment-là, si elle accepte de te répondre, c’est surtout de ne pas la rassurer, quoi qu’elle te dise. Et de juste lui dire : « Je comprends que tu aies peur. » Puis, que si elle en est d’accord, tu vas présenter sa situation au groupe de supervision de pratique pour lui proposer quelque chose à faire pour que son angoisse de parler en public devant la classe soit moins submergeante. À partir de là, nous verrons ce que nous pourrons faire. Mais à mon avis, il ne faut rien décider dans la précipitation. »
TROUVER LA PARADE
Lorsque Benjamin revient quinze jours plus tard, il explique qu’Alysée est d’abord restée totalement silencieuse. Il a vraiment eu peur que son mea culpa n’ait pas suffi pour qu’elle ait envie de lui dire ce qui lui faisait peur à ce point. Et puis finalement, elle s’est mise à pleurer doucement en disant :
« Il faut me jurer de rien dire à personne, M’sieur. C’est Clément et sa bande. Ils mettent des notes aux filles qui passent à l’oral et ensuite ils les diffusent sur Snapchat avec des photos horribles qu’ils ont prises de nous en douce. Comme je suis la plus moche de la classe, je sais très bien ce qui va m’arriver. C’est trop horrible, je préfère avoir zéro. Et si j’ai pas mon bac, tant pis, je m’arrangerai toujours pour travailler à la SPA. Mais je vous en supplie Monsieur, surtout, ne dites rien à personne de l’administration sur Clément et encore moins à lui, sinon je suis morte. Jurez-le, Monsieur. »
Benjamin s’est mordu la lèvre pour ne pas lui donner de conseil, pour ne pas lui dire que ça n’arriverait peut-être pas, pour ne pas lui dire qu’elle n’était pas moche du tout, pour ne pas aller immédiatement faire la leçon à Clément, pour ne pas se ruer chez le proviseur. Bref, pour ne pas se mettre entre le problème et Alysée. Et il a juré. Il lui a simplement dit :
« Je comprends que tu aies peur, moi aussi j’aurais peur à ta place. »
Elle l’a regardé et lui a dit :
« Enfin peut-être qu’ils ne le feront pas ? »
Et Benjamin, très vigilant au fait de ne pas rassurer vainement la jeune fille, a répondu que la probabilité était faible qu’ils l’épargnent. Puis, il lui a proposé d’en parler en supervision, en changeant les prénoms, pour voir si quelqu’un avait une idée pour l’aider.
Benjamin revit la jeune fille quelques jours plus tard et lui présenta l’alternative suivante :
− Soit elle donnait le pouvoir à Clément et sa bande de choisir son destin à sa place et elle continuait à laisser sa peur la dominer. Et en effet, même si c’était un vrai gâchis qu’une jeune fille aussi douée ne puisse pas faire véto, elle trouverait effectivement toujours un poste dans un refuge ou une association.
− Soit elle reprenait le pouvoir sur Clément, ce qui allait lui demander infiniment de courage, mais au moins, ce ne seraient plus lui et sa bande qui décideraient de la suite de sa scolarité.
« Mais comme ce que je vais te proposer est super dur, peut-être préfères-tu que Clément reste ton maître et conseiller d’orientation, conclut-il.
Après réflexion, Alysée choisit la deuxième voie.
− Tu es bien sûre ? demanda Benjamin.
− Oui, j’en ai trop marre qu’ils fassent ce qu’ils veulent avec les filles, dit-elle.
− Alors, la prochaine fois que tu es en cours avec moi, je vais te demander de passer à l’oral. Tu pourrais commencer ton exposé en t’adressant ainsi à Clément devant toute la classe :
« J’espère que la story que vous allez faire sur moi va être un peu plus dégueulasse que les dernières, parce que je trouve que vous vous relâchez et là, franchement, vu que je suis la plus moche de la classe, vous pourrez vraiment vous faire plaisir. »
Tu pourrais également t’interrompre à certains moments et leur rappeler qu’il faut qu’ils prennent des notes pour Snapchat ou des photos de toi. « Tu veux que je prenne une pose ? », pourras- tu proposer, par exemple.
De deux choses l’une, soit en effet, une story est faite sur toi, et tu pourras les en remercier via les réseaux, puisque c’est ce que tu leur auras demandé, soit ils ne le feront pas, parce qu’ils auront été déstabilisés par ton immense courage. Dans les deux cas, c’est toi qui reprends le contrôle de la situation. Parce que dans le premier cas, ils t’obéissent et dans le deuxième, ils font ce que tu espères. »
Alysée a beaucoup ri quand Benjamin a pris le rôle de Clément et qu’il a pris une tête de plus en plus désappointée au fur et à mesure qu’elle lisait le texte qu’il lui avait apporté. Elle l’a fait quelques jours plus tard. La classe (surtout sa partie féminine qu’elle avait pris soin de prévenir selon la très bonne idée de Benjamin) l’a applaudie. Il est bien évident que sans le soutien chaleureux de ce remarquable enseignant, l’exercice aurait été presque impossible à mettre en place.